Sifflet de pigeon : l'ère post-maoïste en feuilleton

Les feuilletons chinois ne sont pas seulement une vitrine idéologique du régime ; ils sont aussi une source inépuisable de renseignements concernant l'histoire et la culture chinoises ; on y découvre des coutumes et des croyances anciennes ou contemporaines et de précieux documents pédagogiques sur l'art et la littérature

Sifflet de pigeon : l'ère post-maoïste en feuilleton

Messagepar laoshi » 15 Déc 2011, 19:09

Je vous conseille vivement de regarder le nouveau feuilleton actuellement diffusé par CCTV, Sifflet de pigeon (je viens de voir les deux premiers épisodes) ; je crois que cela sera d'un grand intérêt du point de vue idéologique : le feuilleton traite un sujet on ne peut plus sensible, la fin de l'ère Mao.

Le premier épisode commence avec le tremblement de terre qui, en cette année du dragon, a ébranlé le nord de la Chine et, en particulier, Pékin. Les habitants d'un hutong sont réveillés par la secousse et chacun y va de son commentaire ; un homme à lunettes (c'est à cela qu'on reconnaît l'intellectuel dans l'imaginaire chinois) ose dire "que les calamités naturelles s'ajoutent aux malheurs causés par les hommes". Il est violemment pris à parti par la commissaire politique du quartier, qui l'accuse de tenir des propos réactionnaires, insultants pour le socialisme, la Grande Révolution culturelle et pour le Parti communiste, autrement dit pour l'Etat.

Le lendemain, une inspection du quartier par des cadres de niveau supérieur débouche sur l'interpellation de l'intellectuel en question mais il se tire d'affaire en évoquant l'année 1942, dont il dit qu'elle était le sujet de sa conversation. En s'abritant derrière cette année 42, l'ancien professeur s'exonère de tout soupçon : l'année 42 a en effet été marquée dans le Henan par une terrible famine officiellement causée - comme toujours sous Mao -, par la sécheresse et des invasions massives de criquets) (voilà pour les "calamités naturelles") et par l'effort de guerre contre le Japon (voilà pour les "malheurs causés par les hommes". (1)

Quelque temps plus tard, alors que les voisins du hutong - qui ont retrouvé dans le malheur la solidarité qu'ils avaient oubliée pendant la Révolution culturelle - célèbrent ensemble le retour dans leurs maisons, une musique funèbre retentit et la commissaire politique arrive en pleurs : elle annonce la mort de Mao. Torrents de larmes.

Puis c'est l'annonce de la chute de la Bande des quatre et l'intellectuel, qui a retrouvé ses élèves (on comprend qu'il n'avait plus le droit d'exercer), se fait à nouveau vigoureusement tancer par la commisssaire de quartier pour n'avoir pas participé à la manifestation de dénonciation de la Bande des quatre. Mais, la ligne ayant changé, voilà que le propos criminel de l'intellectuel au moment du tremblement de terre devient prophétique ! la "camarade" zélée condamne sans état d'âme ce qu'elle adorait la veille encore... Curieusement, l'intellectuel la compare à Wu Zetian dont CCTV diffuse aussi actuellement le feuilleton ! Il est vrai que certains historiens chinois comparent l'impératrice de la dynastie Tang à Jiang Qing...

1 - Cette famine, qui a fait entre 1 et 3 millions de victimes, a été en réalité aggravée par une politique de pillage délibéré et systématique des ressources agricoles de la région par le Parti, sous la direction de Mao qui fit taire toute critique en mettant en œuvre une de ces campagnes de purges dont il avait le secret).

Pour ceux qui voudraient regarder le feuilleton, voici les liens vers le premier et le deuxième épisodes.
J'espère que nous serons plusieurs à regarder ce téléfilm pour en discuter ensemble.

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la physiognomonie : persistance d'une croyance ancienne

Messagepar laoshi » 18 Déc 2011, 14:18

Le matérialisme officiel n'y fait rien, les croyances ont la vie dure ; la physiognomonie, dont je vous ai déjà parlé à plusieurs reprises, n'a pas disparu de l'univers maoïste et post-maoïste par le miracle de la lutte contre "les quatre vieilleries" et autres supersitions ; dans l'épisode n°3, les apprenties de l'unité de travail de Yanhong affirment qu'un "visage rond" et des "sourcils épais" sont typiques d'un homme viril ; dans un autre épisode, son frère, Yanping, un "jeune instruit" de retour de Mongolie intérieure, évalue la psychologie de son beau-frère à la forme de ses yeux : "il a de petits yeux, dit-il à sa soeur, c'est qu'il a l'esprit étroit"
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les jeunes instruites en butte aux agressions sexuelles

Messagepar laoshi » 18 Déc 2011, 22:20

L'épisode n° 8, diffusé aujourd'hui, pose une question fort intéressante et que n'évoquent pas souvent les livres consacrés à la Révolution Culturelle : une "jeune instruite", fille d'un intellectuel, envoyée dans le Shanxi pour "apprendre auprès des paysans", a été victime d'un viol : deux enquêteurs du Shanxi viennent l'interroger, comme victime. Sa future belle-mère, directrice du comité de quartier (commissaire politique aux petits pieds, donc), l'accuse d'être "une salope à la mentalité bourgeoise". D'emblée, la victime est donc transformée en coupable : elle est accusée d'avoir accepté de monnayer son retour à Pékin contre des relations sexuelles volontaires avec un cadre local.

Dans un épisode précédent, la jeune femme se plaignait elle-même à son père d'avoir été victime de la concupiscence des paysans, comme toutes les filles envoyées au village ; elle explique que c'est pour cela qu'elle a fait des pieds et des mains pour rentrer à Pékin malgré la réprobation du quartier et, en particulier, de la "camarade ultra gauchiste" qui mène le quartier à la baguette et qui l'accuse d'être littéralement une petite bourgeoise tire-au-flan.

Je ne sais pas comment le sujet va être traité mais je crois en tout cas qu'en effet beaucoup de jeunes instruites ont dû subir des agressions sexuelles pendant cette période troublée... C'est au moins le mérite du feuilleton que de participer au retour du refoulé !
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humour intraduisible

Messagepar laoshi » 18 Déc 2011, 22:52

Les jeux sur les homophones sont l'une des caractéristiques de l'humour chinois, en particulier du "xiangsheng" ; dans l'épisode n° 8, une jeune femme rencontre pour la première fois un grand ami de son futur mari, il s'appelle Jianguo (je ne sais pas avec quels caractères l'écire en chinois), elle dit : [jiàn guo tā], "je l'ai déjà vu"... Humour intraduisible !
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la voiture, "xingtou" des parvenus

Messagepar laoshi » 26 Déc 2011, 18:16

Dans l'épisode 23 de Sifflet de Pigeon, on apprend que la voiture est le [xíngtou] des parvenus ; qu'elle est aux hommes et femmes d'affaires modernes ce que le matériel de théâtre, les costumes et autres accessoires sont aux acteurs. Impossible, dit une patronne qui a bien du mal à manoeuvrer sa voiture dans le hutong (la ruelle) de son enfance, d'aller conclure une affaire en taxi, pourtant si pratique ; ce serait avoir l'assurance de ne pas être pris au sérieux par ses partenaires !
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Re: Sifflet de pigeon : l'ère post-maoïste en feuilleton

Messagepar dnlpr » 29 Déc 2011, 11:07

Bonjour,
Habituellement je ne regarde pas les séries que mon épouse chinoise regarde, mais cette série, Sifflet de pigeon, m'a tout de suite interpellé par son propos, j'apprends beaucoup sur la Chine post Mao et sur ce qu'a vécu ma femme. De plus c'est très bien interprèté et réalisé même si je m'aperçois qu'il n'y a pas de gros moyens. C'est vraiment très instructif.
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Re: Sifflet de pigeons : l'ère post-maoïste en feuilleton

Messagepar laoshi » 29 Déc 2011, 13:56

Je vous souhaite la bienvenue sur ce forum dnlpr ; je suis ravie de vous y accueillir et je vous remercie de participer à ce sujet ! je crois que Le Printemps de Zhang Xiaowu, qui traite des 包工 [bāo gōng tóu] "baogongtou" (mirco-entrepreneurs) vous intéresserait également.

Si vous voulez bien nous en dire un peu plus sur vous, je vous invite à vous présenter dans la rubrique "Présentez-vous".

N'hésitez pas non plus à nous faire part de l'expérience vécue qui a été celle de votre femme.

Vous serez évidemment le ou les bienvenu(s) dans toutes les autres rubriques de ce forum.

A bientôt !
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Sifflet de pigeon : le sens du titre

Messagepar laoshi » 31 Déc 2011, 18:16

Avant d’analyser plus avant l’idéologie du feuilleton (si j’en ai le temps), je voudrais vous donner quelques précisions sur le titre. J’ai d’abord cru à une erreur de traduction, les pigeons ne sifflant pas, mais j’ai finalement trouvé dans un numéro du Magasin pittoresque daté de 1880 l’explication de ce titre (on peut le lire en ligne sur le site de Gallica).

Les Pékinois ont en effet l’habitude, depuis fort longtemps sans doute, de munir leurs pigeons d’un sifflet qui éloigne les prédateurs. Au fil du feuilleton, j’ai pu glaner quelques précisions supplémentaires : c’est une petite poterie dont le poids ne doit pas excéder 25 grammes, que l’on accroche sur la queue du pigeon, et qui peut produire jusqu’à 8 tons (autrement dit l’équivalent d’une gamme diatonique). Les pigeons volant en bande, les sifflets, diversement accordés, diversement exposés au vent, produisent un concert étrange et vaguement angoissant.

Le Magasin pittoresque, sér. 2, t. 13, année 1880 p. 288 a écrit:
Beaucoup de riches Chinois (nous écrivait il y a quelque temps un professeur qui a habité Pékin) entretiennent des pigeons de très belle espèce et qu'ils ont par conséquent intérêt à conserver : or, la campagne qui environne Pékin a pu jadis être couverte d'une riche végetation ; mais aujourd'hui elle est maigre, triste, tantôt ravagée par les cours d'eau, de plus en plus abandonnée, tantôt balayée par les vents de Mongolie, qui l'inondent de sable et produisent de tels nuages de poussière que le ciel s'en trouve obscurci. En outre, la capitale du Céleste Empire laisse infiniment à désirer sous le rapport de la propreté ; le service de la voirie a cessé depuis longtemps de préoccuper l'édilité pékinoise. De cet état de choses il résulte que les oiseaux de proie, aigles, vautours, gypaètes, sillonnent constamment les airs, et, planant sur la ville, cherchent à découvrir les débris de leur goût laissés par l'incurie des habitants, et devant lesquels la police sanitaire reste de plus en plus indifférente ; en un mot, les aigles, les faucons et les gypaètes font gratuitement le service de la voirie pékinoise.
Or, quel sort serait celui des pigeons s'ils n'avaient pour lieu d'ébats qu'un air constamment sillonné par des oiseaux de proie ? Ceux-ci les inquiètent donc, et c'est pourquoi leurs propriétaires ont imaginé pour leur sécurité d'attacher à leur queue un petit instrument percé d'une fente et de trous, assez léger pour que leur vol ne soit pas empêché, et dans lequel le vent pénêtre de manière à produire des sons qui varient d'après le volume de l'instrument : ce sont de véritables harpes éoliennes, dont les formes sont variées suivant le caprice du maître.
Quand une compagnie d'une vingtaine de pigeons s'envole, elle produit une sorte de concert qui, dans l'atmosphère très généralement sereine de Pékin, a quelque chose solennel, et qui, en définitive, a pour résultat d'écarter l'ennemi et de permettre aux pigeons de se promener sans être inquiétés.
Quelques Chinois, a la tournure d'esprit poétique, sont fort sensibles à ces harpes éoliennes qui vibrent mystérieusement dans les espaces célestes ; car les pigeons volent parfois si haut que l'œil les perd alors que l'oreille perçoit encore les sons du pan-ko-fong-kou (c'est le nom chinois du sifflet). Ils croient alors entendre les voix des empereurs des dynasties antiques les rappelant aux vertus de leurs pères, et les excitant à méditer sur les catastrophes qui ont précipité l'empire jusqu'au bord de l'abîme.
Le pan-ko-fong-kou a donc été célébré par quelques versificateurs qui ont soin, bien entendu, de passer sous silence les causes qui en ont suggéré l'invention. Le pan-ko-fong-kou existe-t-il ailleurs qu'à Pékin ? Nous ne l'avons vu, quant à nous, que là ; mais nous avons rencontré des Chinois qui nous ont assuré qu'il est en usage sur d'autres points de la Chine, et notamment dans la capitale de la province du Tche-kiang
.


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pigeon muni de son sifflet
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sifflet
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Voici comment s'attache le sifflet :

"Pour placer le sifflet, on attache en A, aussi près que possible de leur racine, les deux plus grandes et fortes plumes de la queue du pigeon ; on rattache en C de nouveau les mêmes plumes, à 12 ou 14 millimètres plus loin ; on fixe entre elles la petite patte P du sifflet, puis on met dans le trou E de la planchette une petite clavette en bois. Le sifflet doit se trouver fixé sur la queue du pigeon, et non pendre au-dessous (comme l'ont essayé quelques amateurs), de façon à ce que, pendant le vol du pigeon, l'air y entre normalement, à peu près comme l'indique la flèche dans la figure 2."

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système d'attache
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Sifflet de pigeon : à voir et à entendre

Messagepar laoshi » 01 Jan 2012, 10:29

On peut voir et entendre sur youtube le vol d'un pigeon équipé d'un sifflet chinois ainsi qu'une gamme de divers sifflets, eux aussi chinois.
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Re: Sifflet de pigeon : l'ère post-maoïste en feuilleton

Messagepar mandarine » 01 Jan 2012, 17:22

c'est surprenant !
Les autorités de votre pays,qui elles aussi pensent forcément à leurs intérêts,ne manqueront pas de comprendre combien le type de célébrité que leur vaut la persécution de personnes telles que vous les dessert Vaclav Havel à Liu Xiaobo
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