L'un des intérêts majeurs de ces feuilletons, souvent médiocres (mais pas plus que les séries américaines dont on nous gave !), est de nous apporter, de manière oblique, des connaissances sur la vie quotidienne des Chinois.
On voit ici deux cérémonies de mariage, l'une au début de l'ère Deng Xiaoping (le fiancé apporte la dot en camion), l'autre quinze ou vingt ans plus tard (le fiancé a entièrement équipé un appartement pour le ménage). On pénètre dans l'intérieur des appartements (même si les décors ne sont pas entièrement réalistes, ils ne peuvent pas être non plus tout à fait imaginaires). L'organisation de l'espace domestique, en l'occurrence, m'a étonnée : dans toutes les maisons de la courée, les meubles sont alignés contre le mur du fond, face à la porte, et l'espace qui les sépare de la porte est entièrement vide. Autre étonnement, la manière de boire : à l'occasion d'une déconvenue ou d'un malheur, on s'installe seul dans un bar et l'on vide bouteille après bouteille !…. Mais le plus curieux est la grimace que font les personnages qui s'invitent mutuellement à vider un verre : l'alcool est apparemment si fort que je me demande bien quel plaisir on peut avoir à faire ainsi « cul sec »….
Le feuilleton s’est terminé hier soir, voici donc quelques-unes de mes impressions et réflexions sur l'ensemble de la série.
Ce qui me frappe d’abord, dans cette série, c’est son caractère elliptique ; des choses sont dites, et évacuées à peine dites… La chanson du générique évoque quelque chose dont il n’est strictement jamais question dans le feuilleton, la « vente forfaitaire de la terre » par quelques paysans de l’Anhui et un débat à l’Assemblée de Pékin qui a duré plus d’une semaine en 1978 sur « le critère de la vérité » et dont j’imagine qu’il s’agit de « la théorie du chat blanc»…
Le but de la série est visiblement en effet de promouvoir la politique de Deng Xiaoping : on n’hésite pas à y fustiger les cadres qui attendent tout de l’Etat au lieu de se prendre en main comme le font courageusement les « jeunes instruits » revenus de la campagne sans bagage universitaire. Le personnage de Xiaoju, à cet égard, est exemplaire : privée d’éducation, la jeune fille se lance dans la vente sur le marché de nuit, entraîne à ses côtés Shengzi, l’enfant abandonné (on peut supposer que sa mère a dû le confier au voisinage lors d'une campagne de rééducation), et se débrouille pour étendre peu à peu son commerce, passant des choux à la vente à la sauvette des beignets de légumes frits, quitte à voler les blouses dans un magasin ayant pignon sur rue pour faire passer son activité pour un commerce légal.
Car « l’accumulation primitive du capital » ne va jamais sans quelque vol – fût-il commis par un personnage aussi débonnaire que le « papi Tang », ci-devant capitaliste, qui donne des leçons d’économie pratique aux deux jeunes gens. Avec la rouerie d’un vieil habitué de la société marchande, il achète pour une bouchée de pain tout l’étal d’un pauvre homme acculé à vendre les quelques objets de valeur qu’il a pu arracher à la folie destructrice des gardes-rouges et revend à prix d’or le bol sorti des ateliers impériaux que celui-ci lui a cédé.
En voilà assez, cette fois, pour se lancer dans le commerce de vêtements, toujours sur le marché de nuit qu’écument des bandes de racketteurs. C’est d’abord les manteaux de l’armée, achetés dans la banlieue pékinoise, qui font fureur, puis Shengzi s’en va, toujours plus loin, à Canton, puis à Shenzhen chercher les produits à la mode, des « vêtements culturels » avant de les importer de Hong-Kong et même, pour rester concurrentiel, de les acheter à un fournisseur pékinois travaillant avec l’Europe. Les marques françaises, Pierre Cardin et Yves Saint-Laurent en tête, sont à l’honneur.
Du commerce de rue, les deux jeunes gens passent à l’achat d’une boutique ; pas question, cette fois, de spéculer sur les antiquités ; le papi Tang, à qui l’Etat vient de rendre l’un des appartements qui lui avaient été confisqués pendant la période révolutionnaire, a la générosité d’échanger celui-ci contre une boutique située dans une rue commerçante. Et l’affaire prospère tandis que Xiaoshu, l’étudiant talentueux diplômé de la prestigieuse université de Qinghua, végète dans une entreprise d’Etat avant de se lancer, lui aussi, dans la libre entreprise, sur le marché des ordinateurs cette fois.
Pendant ce temps Yanping, revenu de Beidahuang, 北大荒 (haut lieu du laogai), un camp forestier du Heilongjiang où il a passé dix ans, voit échouer ses aspirations littéraires ; simple livreur de charbon, il se fait pistonner par un ami pour intégrer une revue littéraire dans laquelle il fait plus de manutention que de travail de rédaction. Sa rédactrice en chef est limogée pour avoir publié un « livre piraté » (sic) et lui-même doit se conformer à la nouvelle ligne éditoriale dictée par Parti qui décide que « la littérature des cicatrices» a fait son temps et qu’il faut désormais définir un « nouveau réalisme » en s’inspirant de la société de marché. Car le marché, répète-t-on à l’envi dans le feuilleton, n’est pas réservé au capitalisme, il est parfaitement compatible avec le socialisme.
Bien sûr, les dérives de cette économie de marché aux couleurs de la Chine sont pointées du doigt et Xiaoju est prise dans le vertige de la Bourse et même du « marché à terme » contre lequel le feuilleton (comme Le Printemps de Zhang Xiaowu) met en garde les spectateurs ; les trafics de toutes sortes prospèrent, heureusement déjoués par la police et sanctionnés par les tribunaux…. Mais chacun peut rêver de faire fortune, à l’image des déshérités du hutong qui sont les héros du feuilleton. Même le repris de justice Shengzi, dont le rêve d’intégrer l’armée a été brisé par sa faute, peut faire fortune et devenir un honnête patron après avoir purgé cinq ans de prison pour avoir blessé un voyou dans une bagarre.
Plus intéressantes, les informations que l’on peut saisir en filigrane sur la vie quotidienne avant et après la chute de la « Bande des quatre ». Le Papi Tang, réhabilité, demande à son voisin, le professeur Mi, de ne plus entrer chez lui comme dans un moulin mais de frapper avant d’entrer ; de ne plus exiger de lui qu’il lui fasse chauffer de l’eau pour le thé ou qu’il lui impose de jouer aux échecs avec lui sans même savoir s’il en a envie…. Voilà qui en dit long sur les conditions d’existence des « propriétaires », mis au banc de la société par la Révolution. Bien sûr, le brave homme, qui se voit restituer tous les appartements de la cour, renonce à percevoir quelque loyer que ce soit. On s’étonne que le professeur Mi, lui-même victime d’une campagne idéologique, privé d’emploi et de salaire pendant dix ans, ait pu participer ainsi à l’humiliation quotidienne de son voisin….
Mao, bien sûr, reste à part et ne subit aucune critique de la part des personnages ni, apparemment, du réalisateur : Yanping, qui doit à la Révolution Culturelle d’avoir perdu sa jeunesse, s’enthousiasme encore rétrospectivement au souvenir des trois ou quatre fois où il a eu l’occasion de voir le « Grand Timonier ». Il l’a même approché d’assez près pour avoir vu « son grain de beauté» (encore un trait de la physiognomonie chinoise) et l’évoque avec la foi d’un chrétien des premiers siècles qui aurait touché « un vrai clou de la vraie Croix » ! L’image de Mao trône bien évidemment dans la maison de sa mère, la directrice du comité de quartier fanatique, mais aussi dans toutes les maisons de la cour, sous forme de statue, de porcelaine ou de chromo….
Le feuilleton entend enfin lutter contre l’archaïsme des rapports familiaux et faire comprendre que la « piété filiale » ne doit pas se transformer en une soumission absolue à la volonté des parents : faute de place dans la maison, Yanhong, la sœur de Yanping, a dû épouser un homme qu’elle n’aimait pas pour que son frère puisse revenir de son lointain camp forestier et le professeur Mi, tout intellectuel qu’il soit, met son véto au mariage de son fils Xiaoshu avec la jeune divorcée. Mais, si l’un et l’autre passent outre, les rapports amoureux sont étrangement conformes aux recommandations du Parti qui préconise « le mariage tardif » : Xiaoshu remet son mariage avec Yanhong d’année en année sans que la jeune femme trouve à y redire ; quant à Yanping et Xiaoju, ils auront la quarantaine bien sonnée quand enfin ils se marieront. Entre temps Xiaoju, femme d’affaires moderne, aura su garder « sa face et sa virginité » ! Je me demande comment les spectateurs chinois ressentent une telle pudibonderie et une fable aussi peu « réaliste » !…. Une curieuse hiérarchie des valeurs préside d’ailleurs aux rapports affectifs : Yanhong, amoureuse de Shengzi, se résigne à ne pas lui dévoiler le sentiment qu’elle a pour lui et Shengzi, amoureux de Yanhong, se résigne à ne pas lui dévoiler le sentiment qu’il a pour elle car il sait que son ami Xiaoshu aime lui aussi la jeune fille. Le sacrifice de soi reste décidément le maître mot des rapports familiaux dans la « société harmonieuse »….
On voit mal, en réalité, le rôle que jouent les pigeons dans le film. Rêve d’idéal et de liberté ? Sans doute.