"Les Années de fer" ou la Chine de Mao revisitée

Les feuilletons chinois ne sont pas seulement une vitrine idéologique du régime ; ils sont aussi une source inépuisable de renseignements concernant l'histoire et la culture chinoises ; on y découvre des coutumes et des croyances anciennes ou contemporaines et de précieux documents pédagogiques sur l'art et la littérature

"Les Années de fer" ou la Chine de Mao revisitée

Messagepar laoshi » 26 Avr 2013, 15:50

Je n'ai pas vu le tous les épisodes de ce feuilleton, que j'ai pris en route vers le 10° épisode, mais dont j'ai regardé le tout premier épisode sur Internet. Intitulé Les Années de fer, il est dédié aux quelque 140 000 000 d'ouvriers chinois.

Le héros principal, Tielong (littéralement Dragon de fer), est un vétéran de l'Armée populaire de libération. L'histoire commence en 1948, avec la naissance du petit Jinhu, que son père a tout juste le temps de voir naître avant de partir pour le front. Il y se retrouve face à un officier du Guomindang, comme lui originaire du Shandong, Yang Shoushan, qui tient l'usine sidérurgique de Anshan. Comme de bien entendu, Tielong parvient à s'emparer de l'usine sans détruire le précieux appareil de production et à obtenir le ralliement de Yang Shoushan.

Blessé à la tête, laissé pour mort sur le champ de bataille, Tielong "ressuscite" comme par miracle tandis que l'on annonce sa mort à sa jeune femme, Maicao. Venue chercher sa dépouille sur place, un an plus tard, celle-ci rencontre Yang Shoushan, veuf et père d'une petite fille, et l'épouse.

A la suite de péripéties que je n'ai pas vues, tous se retrouvent à Anshan, où plus de 360 Japonais sont restés après la "Guerre de libération" comme techniciens pour reconstruire l'appareil de production de la "nouvelle Chine". Les instructeurs soviétiques sont là, eux aussi, pour coopérer à la renaissance du pays.

Les deux familles, Tielong et son fils Jinhu d'un côté, Yang Shoushan de l'autre avec son épouse (qui est aussi l'ex-femme de Tielong) et sa fille Men, habitent "la cour du Bonheur", pratiquement porte à porte. Cette cour et ses habitants seront le microcosme d'où l'on observera, comme à la loupe, les événements qui secouent l'histoire de la Chine communiste : l'enrôlement de la population dans le projet communiste avec la promotion des "ouvriers modèles", le dixième anniversaire de l'avènement de Mao au pouvoir et le triomphe du culte de la personnalité, la coopération sino-soviétique (avec la visite de Zhu De et d'un ministre russe), le retour au pays des Japonais laissés sur place, le Grand Bond en avant dans les villes industrielles (avec la construction des petits haut-fournaux à Anshan) et dans les lointaines provinces (avec l'installation de Jinhu et de Men dans une "ferme modèle", une zone de défrichement à Beidahuang, dans le Heilongjiang, la lointaine Mandchourie)...

Omniprésentes dans le feuilleton, les scènes de repas (pas un épisode où l'on ne voit une ou deux familles à table devant des plats variés et abondants) semblent réfuter d'avance toute famine, voire toute pénurie alimentaire. Certes, le Grand Bond en avant ne fait pas l'unanimité, quelques habitants disent parfois leurs doutes, au risque de passer pour défaitistes et de risquer la critique des cadres de l'usine mais c'est l'ancien officier du Guomindang qui "lance des spoutniks" (autrement dit qui annonce des résultats falsifiés) tandis que Tielong, l'authentique communiste, parvient à produire son quota de fonte d'acier par la seule force de son enthousiasme politique et de son savoir-faire sidérurgique. Comme on l'entend à plusieurs reprises dans le feuilleton, "on ne peut obtenir de la blancheur de la farine à partir de la noirceur de charbon", autrement dit, "les chats ne font pas des chiens", on ne peut faire que des traitres avec les suppôts du nationalisme, fussent-ils, comme Yang Shoushan, des nationalistes repentis.

Même prudence en ce qui concerne le Heilongjiang : certes, on y mange du pain de sorgho et les jeunes gens enthousiastes qui se sont enrôlés dans ce projet se mutinent parce qu'ils veulent du riz, certes les hommes y traînent la charrue en lieu et place des chevaux ou des boeufs pour des "labours profonds" auxquels renâclent les pionniers mais les meneurs sont d'authentiques héros de l'Armée de libération et on ne va pas chipoter pour si peu, n'est-ce pas ? Apparemment, on ne va pas s'appesantir sur la question et, là encore, il ne sera question ni de famine ni de surmortalité. La scène de labour reprend pratiquement trait pour trait des images d'archives concernant les camps de rééducation par le travail que l'on voit par exemple dans La Grande Famine de Mao, mais ici, miracle, les hommes de trait sont des volontaires enthousiastes (malgré les ampoules horribles qu'ils se font sur les épaules), cela fait toute la différence (en réalité Beidahuang est l'un des hauts lieux du goulag chinois) !...

Malgré sa volonté d'édulcorer la réalité, la série en dit long sur le contrôle du PCC sur les moeurs. Pas question pour un membre du Parti d'épouser l'adorable Japonaise qu'il aime ! Entre son devoir et son bonheur, Tielong choisira son devoir, comme on pouvait s'y attendre. Plus curieux, l'obsession des cadres concernant les "amours précoces", interdites au pays du "mariage tardif" : Jinhu et Men, qui ne sont pourtant que des enfants, sont impitoyablement séparés l'un de l'autre à la suite de "l'enquête" et de la dénonciation de leur professeur ! Le feuilleton promeut évidemment le contrôle des naissances et la stérilisation volontaire des hommes...

Les rapports entre les femmes et les hommes sont pleins de contradictions : promues les égales des hommes, les femmes gardent leur nom dans le mariage, elles occupent des postes prestigieux dans les usines (elles peuvent conduire des machines, comme Maicao qui pilote le pont roulant de l'aciérie, ou être ingénieurs comme Kayo, la jolie Japonaise devenue chinoise de coeur) mais elles font la double journée de travail sans que leurs époux semblent le moins du monde s'en inquiéter...

Etrangement, le feuilleton fait de Tielong un père d'une sévérité à la fois cruelle et bornée (en général, les enfants sont plutôt adulés dans les séries télévisées) : pour briser la volonté de son fils, coupable d'aimer la petite Men malgré son tout jeune âge, il n'hésite pas à l'enfermer et à le priver de nourriture (ce qui, évidemment, nous choque d'autant plus que les enfants de cette époque ont été les premiers à mourir de faim).

Voilà tout ce que je peux vous dire pour le moment de cette série que vous pouvez voir sur le site de CCTV.
"La suite au prochain numéro" comme on disait dans les feuilletons radiophoniques de mon enfance...
laoshi
Avatar de l’utilisateur
laoshi
Administrateur
 
Messages: 3912
Inscrit le: 06 Juil 2011, 06:23

Une bergerade sentimentale sur le Grand Bond en avant

Messagepar laoshi » 29 Avr 2013, 08:35

Le feuilleton se poursuit, on en est déjà à l'année 1960.

Cette fois, il est bien question de "malnutrition" (le mot apparaît trois fois dans les dialogues) : on voit les queues interminables des ménagères munies de leurs tickets de rationnement devant les étals, deux femmes s'évanouir d'inanition, on voit même le médecin de l'aciérie diagnostiquer un "oedème" lié aux carences nutrionnelles et recommander un avortement à une jeune femme dénutrie ; quant au mot "famine", on l'entend une fois dans les paroles officielles déversées quotidiennement par les haut-parleurs... mais on ne meurt pas dans le feuilleton, pas même à la campagne : sans doute en est-on réduit à manger le chien du commandant et à chasser les lièvres pour avoir de la viande mais on ne mange ni l'herbe ni l'écorce des arbres ni la terre à Beidahuang... Pas question, évidemment, d'imputer la responsabilité de la pénurie aux âneries criminelles du Grand Bond en avant ; pas de campagne d'extermination des moineaux, de déforestations désastreuses, de destructions de villages entiers et autres fadaises ! les lecteurs de Stèles resteront ... sur leur faim ! ce sont "les calamités naturelles" qui sont à l'origine de ce désastre (c'est toujours l'interprétation officielle en Chine).

La politique étrangère est elle aussi mise à contribution pour expliquer la crise et, en particulier, l'échec de la grande "campagne de l'acier" : sans la défection des experts soviétiques qui ont quitté Anshan en 1960 en emportant toutes les études et tous les plans qu'ils avaient réalisés avec leurs homologues chinois, aucun doute que la campagne de l'acier aurait été un succès. Mais Kroutchev a dénoncé Staline et les relations sino-soviétiques sont entrées dans une zone de turbulence. Bien sûr, les Russes sont accusés d'exiger le remboursement immédiat de la dette, ce qui plombe encore l'économie chinoise, déjà exsangue du fait du "blocus" que les "impérialistes étrangers", sous la houlette de l'Amérique, imposent à la Chine. Pour faire bonne mesure, l'Amérique est accusée de préparer rien moins qu'une "guerre nucléaire" contre la Chine !

Le feuilleton ne passe pas totalement sous silence, néanmoins, les erreurs du Grand Bond en avant. Yang Shoushan, l'ancien officier du Guomindang, refuse de signer l'autocritique que le Parti exige de lui pour avoir falsifié les résultats du petit haut-fourneau dont il est responsable dans la Cour du Bonheur. Pour s'exonérer de sa propre responsabilité, il dénonce la falsification des chiffres de la production agricole à laquelle on assiste dans les campagnes : pieds de riz plantés si serrés que les enfants peuvent marcher dessus et qu'on doit les aérer toutes les nuits à grands renforts de ventilateurs branchés sur des tubes de bambou, récolte de blé portée d'un champ à l'autre ou d'une aire de battage à l'autre pour faire croire à des rendements improbables... Le Quotidien du Peuple, autrement dit l'organe officiel du Parti, l'écrit lui-même, c'est tout dire. Autrement dit, les autorités ne sont pour rien dans l'affaire mais, comme le dit Tielong, lui aussi dubitatif sur l'efficacité des petits haut-fourneaux, il ne faut pas casser l'enthousiasme et la mobilisation des "masses"... Bref, les cadres et l'idéologie maoïste n'y sont pour rien, si faute il y a, c'est celle du peuple chinois tout entier victime de son propre enthousiasme communiste... une erreur plus qu'une faute donc... La politique n'a rien à voir avec le désastre !

La campagne "anti-droitiers" est d'ailleurs si douce aux "drapeaux blancs" qu'il faudrait être bien pervers pour reprocher quoi que ce soit au Parti : certes, Yang Shoushan est, pendant un temps, envoyé nourrir les cochons à la campagne mais c'est son orgueilleuse obstination qu'il paye ainsi et, en temps de pénuries alimentaires, on peut imaginer pire sanction (les cochons de la ferme dont il s'occupe sont gras et roses, rien à voir avec ceux que décrit Yang Jisheng dans Stèles et dont je parle dans cochon sous un toit ; quant à Tielong, qui a rédigé à sa place l'autocritique qu'il se refusait à écrire, il est sans doute rétrogradé au rang de "chef d'atelier" mais la mansuétude du Parti pour les siens est immense et ni l'un ni l'autre ne connaîtront les tortures et les humiliations qu'ont endurées ceux qui ont osé critiquer la politique du Grand Timonier... La réhabilitation, d'ailleurs, ne tardera pas.

Les communes populaires, loin d'être présentées dans le feuilleton comme l'une des causes de la "grande famine" sont présentées comme la solution : c'est pour mieux répartir les ressources disponibles entre tous qu'elles auraient été mises en place ! Toujours est-il que l'aciérie n'a plus de quoi nourrir tous ses ouvriers et que certains d'entre eux devront aller à la campagne pour prêter main forte aux paysans et résoudre la question alimentaire grâce à leur travail... Tout se tient dans l'idéologie officielle.

Je doute que ces bergerades sentimentales convainquent vraiment ceux qui ont éprouvé dans leur chair les conséquences du Grand Bond en avant mais le viol de la mémoire s'adresse à d'autres : pour les jeunes générations, qui ne connaissent de cette époque que ce qu'on veut bien leur en dire à l'école et à la télévision, l'efficacité "pédagogique" du feuilleton est probable...
laoshi
Avatar de l’utilisateur
laoshi
Administrateur
 
Messages: 3912
Inscrit le: 06 Juil 2011, 06:23

Re: "Les Années de fer" ou la Chine de Mao revisitée

Messagepar mandarine » 29 Avr 2013, 19:48

J'ai trouvé un peu de temps pour suivre en partie ce feuilleton sur CCTV F cet après-midi.

Le film est largement édulcoré ; la lecture de Stèle décrit mieux les terribles évènements de cette époque .
Mais bon , ça a le mérite d'exister...Je pense que dans quelques dizaines d'années , un autre tournage rendra la réalité plus présente.
J'aime beaucoup les vues prises à l'intérieur des maisons : les kangs sur lesquels on prend son repas sur une petite table,les "feux" pour cuisiner, les meubles rustiques mais si beaux .
Les autorités de votre pays,qui elles aussi pensent forcément à leurs intérêts,ne manqueront pas de comprendre combien le type de célébrité que leur vaut la persécution de personnes telles que vous les dessert Vaclav Havel à Liu Xiaobo
Avatar de l’utilisateur
mandarine
 
Messages: 1848
Inscrit le: 08 Juil 2011, 21:44
Localisation: reims

le réalisme socialiste à l'épreuve des faits

Messagepar laoshi » 30 Avr 2013, 15:42

Les deux épisodes d'hier étaient en effet beaucoup moins édulcorés que les précédents, Mandarine : on y entend à nouveau le mot "famine" et on y découvre les "aliments de substitution" que promouvaient les "savants" à la solde du Grand Bond en avant, et, entre autres les "herbes comestibles"...

Car le Parti, dit la voix du haut-parleur, a le devoir d'être aux côtés des "masses", de partager et de soulager leurs souffrances. Aussi n'épargne-t-il aucun effort pour adoucir leur sort. Mais, comme le dit le commandant de Beidahuang, les épreuves qu'elles traversent ne sont rien face à celles qu'ont subies les vétérans de la Longue Marche et vous remarquerez que Maicao se serait pas tombée malade si elle n'avait pas donné ses rations alimentaires à ses deux hommes (toujours la vocation sacrificielle des femmes dans l'idéologie communiste)... Quant aux pionniers du Heilongjiang, conscients de l'importance stratégique de l'acier pour la patrie, ils sacrifient volontairement une partie de leurs rations alimentaires pour les sidérurgistes d'Anshan dont les rendements ont été gravement affectés par la faim.

Dans la réalité, on le sait, ces "sacrifices" ont été exigés par l'Etat avec un cynisme et une violence sans pareille : "Nous devons rationner les campagnes pour sauver les grandes villes," affirmait ainsi Zhou Enlai le 2 août 1961. Pire, les paysans, systématiquement accusés de "recel" de céréales, étaient contraints de livrer non seulement la totalité de leurs récoltes mais encore une grande partie des semences qu'ils avaient conservées pour les semis suivants ! Ceux qui renâclaient, déclarés "droitiers", étaient arrêtés et épouvantablement torturés !

Alors que l'apport calorique moyen nécessaire au travail des champs est de 3400 à 4000 calories par jour et par pesonne, "la ration moyenne des trois années de famine n'a jamais dépassé les 250 grammes de céréales brutes, céréales qui une fois débarrassées de leur son ne pesaient plus qu'environ 175 grammes", écrit Yang Jisheng dans Stèles, soit au maximum 618 calories "et encore", précise-t-il, quand les céréales n'étaient pas remplacées par des patates douces ou du chou au pouvoir nutritionnel plus faible encore ! Pour masquer la réalité à défaut de pouvoir "changer le monde", les autorités communistes ont été jusqu'à redonner à la l'once chinoise sa valeur ancienne de 37,30 grammes au lieu des 50 grammes auxquelles elle équivalait depuis la fondation de la République ! quoi de plus pratique que de "tripoter la balance" pour donner aux masses l'illusion de la satiété ? Pas question, évidemment, de manger de la viande ou des oeufs : dans certaines régions, chaque paysan devait fournir un quota d'oeufs pour l'exportation quand bien même ils n'avaient aucune poule pondeuse...

Pour faire bonne mesure, les paysans étaient réquisitionnés pour des travaux hydrauliques et autres grands chantiers parfaitement ineptes, comme la déforestation nécessaire à l'alimentation des fameux petits hauts-fourneaux dont la flamme ne devait jamais s'éteindre... Et, comme un malheur ne vient jamais seul, les villes étaient sommées de se décharger de leur population surnuméraire sur les campagnes, aggravant la famine chez les paysans : c'est ainsi que Maicao, qui conduit pourtant le pont roulant de l'aciérie dans le feuilleton, est contrainte de quitter Anshan et de s'exiler soit dans le Shandong, sa province d'origine, soit dans une commune agricole de la région : "Notre peuple est un peuple de braves gens !, s'enthousiasmait Mao. On peut en mobiliser des dizaines de millions au pied levé, puis les renvoyer d'un signe de la main." Pas question d'ouvrir les greniers de l'Etat pour soulager la population des campagnes : ils recelaient pourtant, en avril 1960, "un an de rations annuelles pour 140 millions de personnes" !

Selon le feuilleton et selon l'histoire officielle chinoise, c'est au ciel et à la Russie qu'il faudrait s'en prendre pour expliquer la grande famine. Or, comme le montre Yang Jisheng dans Stèles en analysant tous les relevés disponibles, les aléas météorologiques n'ont rien eu d'exceptionnel pendant cette période : "De 1958 à 1961, affirme Gao Suhua, ancienne chercheuse de l'Institut des sciences météorlogiques, il ne s'est produit en Chine ni sécheresse ni inondation de véritable ampleur, nous n'avons pas non plus connu de baisse de température signifiante. Ces trois années ont été des années normales".

Autres calamités, politiques celles-là, le différend sino-soviétique et "l'impérialisme" américain. Rien n'est dit, bien sûr, des raisons du différend entre Mao et Krouchtchev : or, comme nous l'apprend Yang Jisheng, Mao est le premier responsable de la brouille avec les Russes. L'affaire commence le 23 août 1958 : en faisant bombarder l'île de Jinmen (Quemoy en dialecte), qui restait alors occupée par le Guomindang, Mao voulait provoquer une réaction américaine qui obligerait l'Union soviétique à lui fournir davantage d'armes. Or Krouchtchev "craignait qu'un Mao disposant de l'arme nucléaire", ne crée dans le détroit de Taïwan des troubles qui mèneraient tout droit à un conflit ouvert avec l'URSS débouchant sur une troisième guerre mondiale. Dans le feuilleton, ce sont évidemment les Etats-Unis qui sont accusés de préparer une guerre nucléaire contre la Chine.

Quels que soient d'ailleurs les responsables du différend sino-soviétique, le départ des Russes n'est pour rien dans la "Grande famine". Non seulement parce que les experts soviétiques rapatriés par Kroutchtchev n'avaient rien à voir avec la production agricole mais encore parce que la famine sévissait déjà depuis un an quand ils ont dû quitter la Chine ! Quant au remboursement de la dette contractée dans les années 50, il n'était pas exigible avant 1965 ! C'est Mao qui a tenu à en anticiper le remboursement ! Pire, pendant que les paysans chinois mouraient de faim par millions, la Chine continuait à verser des aides insensées aux "pays frères"....

Mais qu'importe la réalité, les Soviétiques sont ici accusés d'exiger de la Chine qu'elle rembouse sa dette dans les plus brefs délais et qu'elle leur livre l'essentiel de ses ressources. La Chine exportait en effet massivement les cochons, les oeufs et les huiles alimentaires (qu'elle réquisitionnait dans les campagnes en affamant d'autant les paysans), et même les céréales alors que la famine faisait rage ! Elle n'a commencé à importer des céréales pour nourrir les villes et pour pallier les pénuries causées par la politique du Grand Bond en avant qu'en 1961. "En 1960, alors que la famine atteignait son paroxysme, ce sont encore 2 720 400 tonnes qui sont parties à l'étranger" alors que la production céréalière, selon Yang Jisheng, était tombée de 200 millions de tonnes en 1958 à 143, 5 millions en 1960, soit très en dessous de la production de 1951 !

Rien de tel que le vieux ressort de "l'humiliation" et de la "fierté nationaliste" pour souder les spectateurs : les Russes ne sont pas seulement les affameurs du peuple chinois, ils le méprisent ouvertement ; "Ils ne mangent que la queue de nos cochons pour humilier la Chine", dit un personnage ; en réalité, nous avons vu que les cochons destinés à l'exportation étaient si maigres qu'ils ressemblaient à "des chiens" et que les autorités du bloc soviétique, comme, par exemple, le premier ministre tchécoslovaque, s'en plaignaient officiellement.

Conformément au mythe, la solidarité entre les ruraux et les paysans, comme celle des paysans entre eux ou des ouvriers entre eux est exemplaire dans le feuilleton alors que tous les sentiments humains cédaient le pas devant la famine et que les cas de cannibalisme étaient légion. Mais ce sont surtout les cadres communistes du feuilleton qui sont exemplaires, ce n'est pas eux qui bénéficient en catimini de surplus alimentaires, ce sont les "intellectuels" pour lesquels le Parti est aux petits soins : et pour éviter de susciter des jalousies, lesdits "intellectuels" sont convoqués de nuit à un stage en trompe-l'oeil pendant lequel on va leur "refaire une santé". Dans la réalité, on le sait, les cadres pouvaient littéralement se "goinfrer" tandis que les "masses" crevaient de faim. Mao lui-même, selon la vulgate officielle, est censé n'avoir pas consommé de viande pendant les trois ans de la Grande Famine. En réalité, non seulement il mangeait de la viande mais beaucoup plus que n'en mangent ordinairement les Chinois en période d'abondance puisqu'il s'était mis à exiger de son cuisinier qu'il lui fasse de la cuisine occidentale. Le menu qui lui fut servi le 26 avril 1961 "comptait plus de 10 plats (mouton, boeuf et légumes) accompagnés de seize ou dix-sept potages"...

Dernier élément "réaliste" dans le feuilleton : l'alcool, et en particulier le fameux Maotai, ne manque pas ! Comme nous l'apprend Yang Jisheng dans Stèles, Mao, qui adorait le Maotai, n'a jamais accepté qu'on affecte les céréales utilisées dans la production de cet alcool à la nourriture des "masses"... Pendant la Conférence de Chengdu, en mars 1958, Mao demanda à Zhou Lin, secrétaire du comité du Guizhou, d'accroître la quantité et la qualité de l'alcool de sorgho :"Pour vous, disait donc ce dernier aux directeurs des distilleries, l'acier doit être le commandant suprême, le maotaï l'empereur". Pour le seul district de Renhuai, qui comptait 200 000 paysans, on gaspilla ainsi l'équivalent de la ration alimentaire trimestrielle de toute la population en alcool. Avant la fondation de la République populaire, en cas de catastrophe naturelle, écrit Yang Jisheng, le gouvernement ordonnait l'arrêt de la production ; pendant ces années de terribe famine, alors que la terre était jonchée de cadavres, la production de maotaï a battu un record historique !". Mais le petit peuple, contrairement à ce que nous montre le feuilleton, n'avait pas de quoi acheter ce précieux alcool...

Il y aurait encore beaucoup à dire en confrontant Stèles à la fiction des Années de fer, je laisse à chacun le soin de lire ce livre majeur pour la compréhension de l'histoire chinoise.
laoshi
Avatar de l’utilisateur
laoshi
Administrateur
 
Messages: 3912
Inscrit le: 06 Juil 2011, 06:23

Re: "Les Années de fer" ou la Chine de Mao revisitée

Messagepar mandarine » 30 Avr 2013, 18:10

" Le fameux Maotai" est un peu l'équivalent de notre quart de rouge dans les tranchées de 14-18,bon pour le moral des troupes,sauf que le chef de l'état français à l'époque ne l'appréciait pas autant que Mao appréciait le Maotai.
Drogue du peuple...
Les autorités de votre pays,qui elles aussi pensent forcément à leurs intérêts,ne manqueront pas de comprendre combien le type de célébrité que leur vaut la persécution de personnes telles que vous les dessert Vaclav Havel à Liu Xiaobo
Avatar de l’utilisateur
mandarine
 
Messages: 1848
Inscrit le: 08 Juil 2011, 21:44
Localisation: reims

Mao végétarien pendant la famine ?

Messagepar laoshi » 01 Mai 2013, 06:27

Je ne sais si vous avez vu les deux épisodes d'aujourd'hui, Mandarine ; on y évoquait le mythe selon lequel Mao avait décidé de ne plus manger de viande tant que durerait la famine : "il a même pleuré" dit un personnage... Comme c'est émouvant !
laoshi
Avatar de l’utilisateur
laoshi
Administrateur
 
Messages: 3912
Inscrit le: 06 Juil 2011, 06:23

les "petits détails vrais" et "l'effet de réel"

Messagepar laoshi » 02 Mai 2013, 07:37

Les "petits détails vrais" sont indispensables pour créer "l'effet de réel" sans lequel le "réalisme socialiste" échouerait absolument dans son projet idéologique.

La réalité affleure donc ici et là dans le feuilleton. Dans l'un des épisodes diffusés hier soir (le 31° je crois), on voit Yang Shoushan appliquer une des "recettes" des savants du Grand Bond en avant pour faire gonfler le riz. En bon "scientifique", il est sensible aux arguments de "la science". Tielong, l'authentique ouvrier communiste, lui répond avec bon sens qu'il ne s'agit, tout compte fait, que de "tromper l'estomac"...

Il n'est pas exclu, évidemment, que l'auteur joue de cette nécessité interne au genre pour éveiller, autant que faire se peut compte tenu des contraintes auxquelles il est lui-même soumis, la conscience du spectateur : la mésaventure de Jinhu et de Men, condamnés au laojiao "rééducation par le travail" pour "cohabitation illicite" (ils n'ont pas fait enregistrer leur mariage), en dit long sur le contrôle obsessionnel des moeurs par le Parti. Tous pourtant, du chef du camp de travail au policier qui a arrêté les deux jeunes gens, s'accordent, dans le feuilleton, à juger la peine trop sévère et Tielong parviendra sans peine à les tirer de ce mauvais pas. Mais le cinéaste donne la véritable raison de cette arrestation aberrante et livre l'une des mesures les plus tragiques du Grand Bond en avant : la "vraie" raison de leur arrestation, dit le policier, est la volonté absolue du Parti de contrôler le vagabondage. Pendant des siècles, les paysans, en cas de famine ou de disette, avaient eu la possibilité de quitter leur village pour chercher leur subsistance dans les régions moins défavorisées. Or Mao leur a interdit cet ultime recours et a instauré le fameux "hukou", ce passeport interne qui assigne en réalité chacun à résidence et condamnait à une mort certaine ceux qui n'avaient plus rien à se mettre sous la dent...

Autre "petit détail vrai", celui-ci sans rapport avec l'idéologie : Tielong actionne chez Maicao, qui vit dans une sombre masure à la campagne, le soufflet à double chambre dont je vous ai parlé et montré une photo dans la rubrique des techniques. Malheureusement, on ne voit que son mouvement et on ne le comprend que si l'on connaît déjà cet appareil ingénieux, directement intégré à la cuisinière...
laoshi
Avatar de l’utilisateur
laoshi
Administrateur
 
Messages: 3912
Inscrit le: 06 Juil 2011, 06:23


Retour vers les feuilletons chinois

Qui est en ligne ?

Utilisateur(s) parcourant ce forum : Aucun utilisateur inscrit and 2 invités

cron