par laoshi » 14 Déc 2011, 13:23
J'imagine, en effet, que cela est insoutenable, Mandarine. En attendant votre vidéo, voici les permières réflexions que m'a inspirées City of life and death :
La première image du film, un visage nimbé de la lumière du soleil levant, m’a profondément intriguée. L’homme, un Japonais, est couché par terre ; il porte un casque qui, filmé en contreplongée - vu par en dessous donc -, semble une couronne d’épines d’acier posée sur sa tête. Le plan est long, très long, la lumière fait comme une auréole. Image christique ? Je ne comprenais pas… Quand enfin le soldat se lève pour rejoindre ses camarades en marche vers Nankin, on comprend que ce qui semblait des épines acérées à la lumière du grand soleil n’est en réalité que le filet protecteur qui entoure le casque d’une résille d’acier…
Pourtant, cette symbolique chrétienne – totalement inattendue chez un réalisateur chinois -, m’a semblé parcourir, de manière souterraine, tout le film. Le visage du soldat japonais, Kadokawa, dont le spectateur épouse le regard tout au long des massacres, apparaît constamment auréolé de la lumière intérieure dont il est porteur dans cet univers de ténèbres, filmé en noir et blanc.
Le noir et blanc, qui aurait pu être mis au service d’un manichéisme facile (les bons Chinois aux uniformes blanc-sale et les mauvais Japonais aux uniformes plus sombres) est donc d’emblée utilisé à contre-emploi. Lu Chuan dit l’avoir choisi pour éviter de montrer le sang de manière trop complaisante, trop ostentatoire (mais, même ainsi, les images de massacres sont insupportables) : « En noir et blanc, le sang est noir, ce qui confère à l’imagerie un caractère solennel et permet de réduire les stimuli sensoriels infligés au public. » Ainsi, au lieu de donner au film - qui évite les images trop directes de victimes démembrées, éventrées, mutilées -, la couleur des archives d’époque, le noir et blanc l’inscrit dans une dimension spirituelle qui transcende la réalité historique.
Significativement, la section d’assaut à laquelle appartient Kadokawa pénètre d’abord dans la cathédrale de Nankin où se sont réfugiés civils et militaires chinois en détresse. Lorsque tous lèvent les mains devant les fusils de leurs bourreaux, on a le sentiment d’un geste de prière, d’oblation et de dévotion plus encore que d’un geste de reddition. Et c’est dans ce lieu sacré que commencent les crimes de guerre : voyant remuer la porte d’un confessionnal de manière suspecte, Kadokawa, qui se croit menacé, tire une rafale de mitraillette et la porte cède sous le poids des enfants cachés là qui viennent de s’écrouler sous les balles : « je n’ai pas voulu cela », dit le jeune soldat qui va devenir l’emblème de la mauvaise conscience japonaise.
Tandis que la plupart de ses camarades violent, pillent et massacrent sans état d’âme, lui ne peut se départir de l’humanité qu’il partage avec tous les autres, qu’ils soient Chinois ou Japonais, hommes ou femmes, honorés ou réprouvés. Devant la prostituée japonaise du bordel qui le dépucèle, Kadokawa, comme le Christ devant Marie-Madeleine, voit en elle une figure du sacré à laquelle nul ne saurait « jeter la pierre » plutôt qu’une âme irrémédiablement déchue. A la grande surprise de la maquerelle, il lui donnera même une sépulture à la fin du film. C’est aussi dans la cathédrale que se réuniront les réfugiés de la « zone de sécurité » contrôlée par John Rabe pour sélectionner les cent femmes « volontaires » qui partiront comme « femmes de réconfort » dans les bordels de l’armée japonaise, comme si Lu Chuan voulait souligner le lien entre le déni d’humanité qui se déchaîne dans la violence des massacres et la question du refoulement sexuel.
Lu Chuan, qui avoue lui-même avoir toujours été habité par la question du « salut » et avoir voulu donner à ses images, avec le noir et blanc, un impact « presque religieux », dit s’être inspiré du « journal intime d’un soldat japonais » en sa possession. Celui-ci était-il chrétien ? C’est possible. Lors d’une incursion dans la zone de sécurité, Kadokawa aperçoit un chapelet sur un guéridon ; c’est celui d’une enseignante du pensionnat qu’abrite la zone de sécurité : « moi aussi j’ai été élevé dans une école chrétienne », dit-il en demandant à celle-ci de le lui abandonner. Kadokawa repart avec le chapelet et son rôle dans le film semble bien, tel l’agneau christique de l’eucharistie (présente dans le film à l’occasion de la messe de Noël), de racheter la faute de l’armée japonaise.
La cérémonie de triomphe japonais oppose enfin, de manière éminemment symbolique, la danse rituelle des massacreurs païens à la logique de l’expiation chrétienne. Kadokawa est là qui porte sur ses épaules, avec d’autres, la lourde plateforme du Taiko, le tambour géant frappé en rythme par deux Japonais, devenu, pour le réalisateur, « la métaphore du sacrifice chinois ». Mais c’est au sens le plus profond du terme, au sens religieux du terme, qu’il faut entendre ici, selon moi, le mot « sacrifice ». Tel le Christ des Chemins de croix, Kadokawa, filmé en gros plan avec la traverse de bois sur l’épaule, vacille sous le fardeau. La dernière scène le montrera libérant les deux seuls survivants du massacre originel et se mettant une balle dans la tête, rachetant de sa modeste vie, tel l’agneau du sacrifice, l’iniquité de l’armée de son pays.
J’ai été tellement frappée par cette symbolique chrétienne que j’ai cherché si par hasard le réalisateur n’était pas chrétien – ce qui, en Chine, n’est pas très bien vu -, et si d’autres spectateurs n’avaient pas décrypté eux aussi cette symbolique. Rien de tel dans mes recherches mais je ne crois pas me tromper (et je précise que je ne « prêche » pas « pour ma boutique »).
laoshi