Epouses et concubines, un film de Zhang Yimou

postez ici vos impressions, vos analyses, vos comptes rendus, résumés ou commentaires des films chinois ou des films ayant trait à la Chine que vous avez aimés ou détestés,

Epouses et concubines, un film de Zhang Yimou

Messagepar laoshi » 25 Sep 2011, 14:26

Ce conte cruel, qui vous rappellera Barbe Bleue, dénonce, à travers l'emprisonnement de 4 femmes soumises au bon vouloir d'un mari tout puissant, celui de la Chine des années 90 enfermée dans le temps immobile que lui impose le Parti : le mari, qu'on ne voit jamais de face, mais que l'on sent omniprésent, jusque dans son absence, est, à sa manière, une sorte de Big Brother à la chinoise. Zhang Yimou exprime en effet fréquemment sa pensée politique à travers une symbolique des sens infirmes ou raturés (la petite fille muette de Vivre !, le mari invisible ici) ; le pouvoir chinois ne s'y est pas trompé. Les films de Zhang Yimou ont longtemps été interdits en Chine où son retour en grâce est récent.

Par délà cette signification politique, le film analyse aussi très subtilement les différentes formes de l'aliénation des femmes prises dans l'enfer de la polygamie, fût-ce dans le huis-clos d'une maison somptueuse ; il montre comment en dépit des solidarités qui se nouent entre elles, l'oppression descend des épouses aux concubines, des concubines aux servantes et comment chacune, essayant d'exister envers et contre tout, se fait la complice d'un pouvoir dont elle est en même temps la victime. Cette réalité-là, malheureusement, est encore celle de beaucoup de femmes dans le monde, le luxe en moins généralement !

Images sublimes !

Quelques mots, d'abord, sur le destin réel des concubines de l'époque. J’ai relu, récemment, Les Mémoires d’un eunuque dans la Cité interdite. Dan Shi, l'auteur, montre que le pouvoir des époux sur leurs concubines était en effet extrême, au début même du XX° siècle. Il raconte par exemple que son dernier maître, un eunuque comme lui, a tué l’une de ses concubines qui avait tenté d’échapper à son pouvoir et l’a coupée en huit morceaux qu’il a fait disperser ensuite dans la campagne par ses domestiques.

Quelques mots ensuite sur le rythme du film qui pourrait vous paraître d'une extrême lenteur. Notons que cette lenteur nous est sans doute beaucoup plus sensible aujourd’hui, alors que nous sommes habitués au rythme trépidant des montages à l’américaine, qu’elle ne l’était au spectateur de 1991. Elle est en tout cas essentielle pour nous faire sentir la pesanteur du temps immobile engluant cette jeune étudiante qui rêvait de la liberté dans un passé suranné comme il venait de se refermer sur ceux de Tian’An men et sur la Chine tout entière après le Printemps de Pékin (la révolte des étudiants noyée dans le sang le 4 juin 1989).

Le palais de maître Chen me semble en effet une métaphore de la Chine qui maintient alors prisonnière toute sa jeunesse. L’idylle qui s’esquisse d’un regard entre le fils du maître, qui a voyagé à l’étranger, et Songlian, dont les études ont été brutalement interrompues, ne peut pas manquer d’évoquer les espoirs fous de la jeunesse chinoise édifiant une réplique de la statue de la Liberté américaine à Pékin.

Et si la Chine tout entière est alors pour Zhang Yimou un cachot, il y a toujours, dissimulé aux regards, un cachot dans le cachot comme il y a le mitard dans les prisons ou le laogaï dans l’univers concentrationnaire, à l’abri des curieux. Je ne sais pas s’il y a, en Chine, une légende qui ressemble à notre Barbe Bleue, mais cela ne m’étonnerait pas. En tout cas, en voyant Gong Li chercher à ouvrir la porte de la « maison des morts », j’ai immédiatement pensé aux contes de notre enfance. Car, comme dans les mythes, il ne fait pas bon chercher à voir ce qu’il ne faut pas voir. D’emblée, la découverte de cette « maison des morts » par Songlian résonne comme une sombre prémonition de son destin. Mais Zhang Yimou n’a pas choisi le terme au hasard : pour les Chinois, nourris de littérature russe, la « maison des morts » ne peut manquer d’évoquer le roman de Dostoïevski, Souvenirs de la maison des morts, qui décrit de l’intérieur un bagne de Sibérie et qui était d’ailleurs interdit pendant la Révolution culturelle comme Harry Wu en a fait douloureusement l’expérience. Que la jeune actrice d’opéra soit transportée dans cette maison morte en hiver, sous la neige, me semble y faire allusion de manière transparente.

L’irruption des hommes de main du maître, surgis de nulle part, apparaissant comme de simples silhouettes, pratiquement sans visage, se découpant en noir sur le blanc de la neige et emportant la troisième épouse dans un silence glacé est une autre trouvaille géniale, toute l’efficacité du système reposant sur sa police secrète. Et pour ceux qui voient quand même ce qu’il ne faut pas voir, pour ceux qui disent ce qu’il ne faut pas dire, comme Songlian, la folie est au bout. Car la folie de Songlian n’est pas la simple conséquence de l’horreur de sa découverte et celle de son enfermement : il est très significatif que le maître, dont les paroles sont rares mais essentielles, affirme qu’il ne s’est RIEN passé et qu’elle n’a RIEN vu puisqu’il n’y avait RIEN à voir ! Le déni du réel n’est-il pas une des spécialités du pouvoir totalitaire ? Que les jeunes Chinois d’aujourd’hui ignorent encore les événements tragiques du 4 juin 1989, en témoigne encore même si, à l’évidence, la Chine de 2011 n’est plus tout à fait celle dont parle ici Zhang Yimou.

Et cette folie est d’autant plus symbolique que le pouvoir ne peut s’exercer sans rendre chacun complice d’un système dont il est lui-même victime et où l’on ne sait plus ni à ni à quoi se fier. Celle qui a un « visage de bouddha assis » cache « l’âme d’un scorpion », la garce capricieuse et coquette cache, sous ses costumes d’opéra d’un autre âge, une femme moderne et « libérée », la petite domestique opprimée cache une redoutable auxiliaire du pouvoir et la jeune étudiante qui voulait faire voler en éclats de système d’oppression une implacable volonté de pouvoir : « c’est bien la plus mauvaise », diront d’elle les domestiques. Car ce qui se dit est de la plus haute importance pour « le maître » : il faut, à l’intérieur, que les humbles soient convaincus de la noirceur de ceux qui luttent pour leur liberté, « il ne faut pas qu’il soit dit, à l’extérieur », que ceux qui résistent au pouvoir le paient de leur vie…

Dans ce film pratiquement sans dialogue (et pour cause), les objets, les formes, les couleurs disent tout. Le corps de la jeune fille, écroulé dans la neige, dessine, noir sur blanc, l’idéogramme désespéré de la résistance de l’individu contre le pouvoir qui le broie. La flûte du père, confisquée et brûlée, dit la vérité d’une vie entièrement confisquée par « le maître », d’une vie d’où l’on a arraché tout attachement au passé familial, toute dimension privée, jusqu’à la plus intime, exposée à l’éclairage des lanternes, aux fouilles inopinées, aux autodafés purificateurs. Les ancêtres sous le portrait desquels doivent déjeuner les épouses, privées du droit de le faire en privé, rappellent les photos géantes des ancêtres de la Révolution dont les photos trônaient dans les cantines collectives du Grand Bond en avant (cantines qu’on retrouvera dans Vivre !) : Marx, Lénine, Staline, Mao... Les masques géants et les costumes de théâtre qu’on enfile et qu’on enlève en un tour de main disent l’impénétrabilité de ce système où l’on ne sait plus faire le départ entre le réel et l’illusion (chaque masque ayant une signification, je pense d’ailleurs qu’il faudrait identifier précisément ceux sur lesquels la caméra s’attarde). La poupée transpercée d’épingles où la deuxième épouse a soigneusement calligraphié le nom de Songlian est emblématique d’un univers où le savoir lui-même pactise avec l’obscurantisme : comment en effet, sans les cadres instruits, aurait-on mené à bien les dénonciations et ces véritables procès en sorcellerie qu’ont subis tant d’intellectuels et tant de gens ordinaires ? La punition de la jeune domestique, agenouillée dans la neige devant le bûcher de ses pauvres lanternes, symbolise à elle seule toute la cruauté de ces interminables séances d’autocritique et d’aveux extorqués par la force dont Chen Kaige fera l’un des thèmes d’Adieu ma concubine. Quant aux lanternes qui font littéralement le jour et la nuit pour chacune des épouses, elles me semblent symboliques du pouvoir discrétionnaire qui décide de la vie et de la mort sociale des individus. Mais elles sont aussi une métaphore de l’art cinématographique de Zhang Yimou qui met littéralement en lumière ce qui se dissimule à l’abri des hauts murs, matériels ou immatériels, qui emprisonnent alors la Chine. On retrouvera cette réflexion sur le cinéma dans Vivre ! dans la symbolique du montreur d’ombres et de sa propre lanterne.

Il y a en effet une belle continuité entre les premiers films de Zhang Yimou (du moins ceux que je connais). Comme Le Sorgho rouge, Epouses et concubines commence par une scène de palanquin. Dans les deux cas, une jeune femme est « vendue » et cherche à reprendre en main son destin ; Songlian le fait symboliquement, en esquivant cette humiliation et en se rendant à pied, en femme « libre », chez « maître » Chen ; l’héroïne du Sorgho rouge le fait plus concrètement en faisant l’amour avec l’un des porteurs à l’abri des hautes tiges d’un champ de sorgho. Gong Li, comme elle le fera ensuite dans Qiu Ju, une femme chinoise, y incarne la volonté farouche d’une femme seule luttant pour sa liberté et la défense de sa dignité.

Bon, je me rends compte que j’ai été fort longue à la mesure de mon enthousiasme pour ce film et ce réalisateur. Que les lecteurs pressés m’en excusent !
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A ne pas manquer, lundi sur France ô

Messagepar Faustula » 10 Fév 2013, 18:13

Un beau cadeau pour l'Année du Serpent sur France ô, ce lundi, à 20h 45, Epouses et concubines, le superbe film de Zhang Yimou dont Laoshi a fait une analyse approfondie...
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Souvenirs de la maison des morts

Messagepar laoshi » 12 Fév 2013, 07:51

J’ai revu, avec beaucoup d’émotion, Epouses et concubines (bien que la version postsynchronisée en français soit beaucoup moins forte que la version originale en chinois) et je n’ai pu m’empêcher de faire le rapprochement avec le livre de Liao Yiwu, que j’ai pratiquement terminé….

De l’un à l’autre, d’étranges continuités se tissent, d’étranges échos résonnent :

- d’abord l’écho d’un titre, Souvenirs de la maison des morts, le livre terrifiant de Dostoïevski sur le bagne russe, auquel tous les critiques comparent Dans l’Empire des ténèbres, et qu’évoque explicitement le cachot où le maître fait disparaître à jamais les concubines qui l’ont trahi…..

- ensuite, le déni du réel et le viol de la mémoire. Comme Ma Jian dans Beijing Coma, Liao Yiwu raconte le destin tragique d’une jeune fille qui a assisté à la mort de deux de ses amies, écrasées par un char, lors des massacres de Tian’Anmen. Internée en hôpital psychiatrique, elle se voit contrainte de renoncer au souvenir et à s’accuser elle-même de délire contre-révolutionnaire comme Songlian, sommée de reconnaître qu’elle est folle, qu’elle n’a « RIEN vu », « qu’il ne s’est RIEN passé puisqu’il n’y avait RIEN à voir ! : « les médecins disent que je suis malade mentale. Les journaux, la télé, mes amis à l’hôpital disent tous que, ce soir-là, il n’y a pas eu de morts. Au début, j’étais furieuse et je protestais, puis je m’y suis habituée. Finalement j’ai dû admettre devant tout le monde que ce que j’avais dit était faux et que je ne voulais plus répandre de fausses rumeurs. » (pp. 95-96)

- mais c’est surtout une commune dialectique de la lumière et des ténèbres qui m’a frappée : c’est le maître qui éclaire ou plonge dans les ténèbres, à son gré, la maison de ses épouses… à celles qui sont dociles, la lumière ; aux rebelles, le silence glacial d’une interminable nuit, symbolisée par la housse noire, brodée d’un dragon d’argent (symbole du pouvoir impérial), dans laquelle les lanternes, solennellement éteintes sur ordre du maître, sont enfermées.

- Faire la lumière dans la maison des morts, c’est ce que fait Songlian en allumant toutes les lanternes dans celle de la troisième épouse, c’est ce que fait Liao Yiwu en projetant la lumière insoutenable de la vérité dans « l’Empire des ténèbres », en jetant un jour cru dans la nuit des prisons où « les morts vivants », enchaînés, attendent leur exécution

- Faire revivre les fantômes du passé, faire entendre leur voix assassinée, c’est ce que fait Songlian en tournant la manivelle du phonogramme pour faire résonner encore et encore la voix de la troisième épouse chantant l’opéra. C’est ce que fait Liao Yiwu en enregistrant Massacre et en en distribuant partout les cassettes, inlassablement reproduites par les auditeurs, c’est ce qu’il fait en convoquant le Requiem de Mozart pour apaiser les « âmes errantes de la Place Tian’Anmen » dans le film qu’il leur a dédié….

- Dans la Chine d'aujourd'hui comme dans le film de Zhang Yimou, les assassins ont peur des fantômes....
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Re: Epouses et concubines, un film de Zhang Yimou

Messagepar mandarine » 12 Fév 2013, 10:27

Merci pour vos explications ,Laoshi,vos commentaires complètent parfaitement mes impressions ;j'ai vu ce film à plusieurs reprises mais toujours avec une boule au ventre .
Les autorités de votre pays,qui elles aussi pensent forcément à leurs intérêts,ne manqueront pas de comprendre combien le type de célébrité que leur vaut la persécution de personnes telles que vous les dessert Vaclav Havel à Liu Xiaobo
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Re: Epouses et concubines, un film de Zhang Yimou

Messagepar Tohubohu » 12 Fév 2013, 18:01

Les goûts évoluent avec le temps, et j'avoue que le tout début du film a failli me faire zapper..., il faut le faire vite ou ne pas le faire.. J'ai eu peur d'un "Bergman" interminable, que ses fans me pardonnent...
Et puis, ma curiosité l'a emporté, et Zhang Yimou m'a embarqué avec lui dans ce cauchemar immobile et précieux, dans cette impitoyable et cruelle chronique de la tradition, dans ce récit abominable fait de silences, de couleurs et de sang... La détresse de ces prisonnières du machisme asiatique "ordinaire" est montrée, décortiquée, exposée avec un art subjuguant...
La scène où les domestiques du maître emporte la 3ème épouse pour la mettre à mort est absolument insupportable.. On a l'impression qu'ils vont noyer un chat ou égorger un cochon, la froide et insensible détermination de ces hommes est glaçante, insoutenable, suffocante...
Laoshi a fort bien exprimé et expliqué beaucoup des ressorts de cette très belle évocation d'un aspect terrible de l'ancienne société chinoise, qui confirme que nulle civilisation n'a le monopole de la négation de l'autre... A ce niveau, la mondialisation est hélas fort ancienne, et la Chine, déjà, revendiquait les premiers rôles...
Mais ce film s'inscrit dans l'universalité de l'horreur, sans doute aucun...
Une petite question cependant, assez secondaire : dans ce film, il y a quatre épouses, une cinquième arrivant à la fin..., alors, qui sont donc les concubines ? D'autres femmes comme la domestique de Songlian ? J'avoue ne pas avoir bien compris, et je suis preneur d'une explication...;o))
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Re: Epouses et concubines, un film de Zhang Yimou

Messagepar Tohubohu » 12 Fév 2013, 18:05

En y réfléchissant deux fois, je me rends compte de l'ineptie de ma question.., ces femmes sont bien évidemment épouses ET concubines...;o)))
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Re: Epouses et concubines, un film de Zhang Yimou

Messagepar laoshi » 12 Fév 2013, 18:35

Votre question n'est pas du tout inepte, Tohubohu. Le titre français "épouses et concubines", ne traduit pas le titre chinois, qui est "élever les lanternes" ; il fait une distinction qui ne correspond pas exactement aux distinctions chinoises puisque la polygamie était de droit, la distinction se faisant seulement entre la première, la deuxième, la troisième épouses (etc.). Mais toutes les femmes partageant la couche du maître ne sont pas nécessairement des épouses, on peut donc les distinguer selon qu'elles sont entrées dans la maison par mariage ou non. Le maître Chen est un empereur au petit pied qui a le pouvoir de promouvoir de simples domestiques au rang de concubines... c'est le rêve de la jeune servante qui installe dans lanternes dans sa chambre.

Vous trouverez des précisions sur la hiérarchie des concubines impériales dans le sujet que j'ai consacré à l'impératrice Cixi...

Vous apportez également un élément essentiel à mon sens sur l'esthétique de Zhang Yimou, son jeu avec les couleurs. Tous ses films ou presque sont travaillés ainsi : les images sont vues à travers des filtres qui donnent au film un aspect kaléidoscopique, un peu comme si l'on voyait toujours la même réalité à travers les lumières colorées d'un vitrail, tantôt d'un somptueux vitrail, où les jaunes et les rouges flamboient, tantôt d'un vitrail glacé découpant les angles, pâlissant les visages, trempant toutes les choses dans une lumière bleutée et blafarde. Cela crée une atmosphère quasiment liturgique, c'est aussi une belle métaphore du rapport de l'art au réel et, plus largement, de notre conscience sensorielle au réel.
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l'usage des filtres et la théorie zolienne des écrans

Messagepar laoshi » 13 Fév 2013, 08:40

L'usage des filtres par Zhang Yimou, dont je parlais hier, me semble très proche de ce qu'écrivait Emile Zola en 1864 dans une lettre à son ami Valabrègue.

A peine âgé de 24 ans, Zola y définissait déjà l'œuvre d'art comme "une fenêtre ouverte sur la création" ; cependant, ajoutait-il, il y a toujours, "enchâssé dans l'embrasure de la fenêtre, une sorte d'écran transparent, à travers lequel on aperçoit les objets plus ou moins déformés" : les lignes, les couleurs se modifient en passant à travers ce "milieu" qui n'est autre que "le tempérament" de l'artiste, modifié par le "moment" historique. Chaque époque, chaque classe sociale, chaque individu même a son écran particulier.

Zola distinguait ainsi "l'écran classique", "l'écran romantique" et "l'écran réaliste". Comme le châssis tendu de toile que les peintres utilisent pour voiler un excès de lumière, comme le filtre dont se servent les photographes pour arrêter les couleurs, l'écran zolien est le dispositif optique, le verre déformant, le prisme arbitraire à travers lequel nous apparaît la réalité.

"L'écran classique (disons, pour faire simple, celui d'Ingres), écrit-il, est une belle feuille de talc très pure et d'un grain fin et solide, d'une blancheur laiteuse. Les images s'y dessinent nettement, au simple trait noir". Mais, tandis que les lignes se développent dans "ce cristal froid et peu translucide", "les couleurs s'[y] effacent" au profit des "ombres" .

"L'écran romantique" à l'inverse (celui de Delacroix), "est une glace sans tain, claire, [...] colorée des sept nuances de l'arc-en-ciel" ; c'est un "prisme" puissant qui décompose tout rayon lumineux "en un spectre solaire éblouissant" et qui oppose vigoureusement l'ombre et la lumière : cependant, "trouble en certains endroits", le miroir romantique "transforme les contours", il suscite les tumultes de la forme et les fulgurances du mouvement au mépris de la géométrie.

Quant à "l'écran réaliste", le dernier qu'ait produit l'histoire de l'art (celui de Courbet), c'est "un simple verre à vitre, très mince, très clair"qui "nie sa propre existence" pour embrasser l'horizon entier sans préjugé et sans exclusive. Pourtant, "si clair, si mince qu'il soit, [...] il n'en a pas moins une couleur propre, une épaisseur quelconque, il teint les objets, il les réfracte tout comme un autre", affirme Zola ; il noircit les objets, il exagère les lignes dans le sens de la largeur, privilégiant les formes plantureuses de la matière et de la vie.

Je crois que l'utilisation presque ostentatoire des filtres par Zhang Yimou s'enracine dans le même refus de l'illusion réaliste et de ses naïves prétentions d'objectivité. Comme Zola, le cinéaste revendique la part de "mensonge" sans laquelle l'œuvre d'art n'existerait pas en tant que telle. Dans un contexte où le "réalisme socialiste" reste un dogme esthétique et idéologique incontestable, c'est déjà, à mon avis, une belle preuve d'indépendance.
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Re: Epouses et concubines, un film de Zhang Yimou

Messagepar Tohubohu » 13 Fév 2013, 18:01

Zola pour décrypter Zhang..
Merci Laoshi de cette "ouverture"(!) à deux larges battants. Cette métaphore de la fenêtre est très intéressante, très parlante..., et vous écrivez très bien.
Notre époque a inventé le double, voire le triple-vitrage, quels seraient donc les artistes représentant ce qu'on pourrait alors appeler "l'écran protégé" ou "lointain", ou "détaché"..?
Derrière cette fenêtre isolée, il devient plus difficile de voir, de percer, de percevoir, d'entendre, donc de rendre compte sans déformer, sans trop déformer... Alors, la part du "délire" personnel de l'artiste devient prépondérante, au détriment de la "réalité", mais à l'avantage de la diversité des oeuvres proposées.., pour notre plus grand plaisir..
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Re: Epouses et concubines, un film de Zhang Yimou

Messagepar laoshi » 13 Fév 2013, 19:21

Tohubohu a écrit:

vous écrivez très bien


Merci, Tohubohu, je vous retourne le compliment...
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