Après le nationalisme en chantant, voici le nationalisme universitaire :
Quand j’ai lu cet article du Monde, je n’en ai d’abord pas cru mes yeux ; j’ai donc regardé les deux vidéos jointes à l’article et j’ai constaté qu’en effet, cet universitaire à l’écharpe rouge nommé Kong Qingdong, membre pur jus du PCC, traitait bel et bien de « chiens,» 狗, sinon tous les Hongkongais, du moins « beaucoup d’entre eux » ! “是狗,你们不是人” [shì gǒu, nǐmen bùshi rén] « vous êtes des chiens, vous n’êtes pas des hommes ! » lance-t-il furibond après les avoir traités de « bâtards » 忘八旦 [wàng bā dàn], littéralement « œufs de tortue », ou « enfants de cocu » !
Tout commence par un banal incident dans le métro de Hong-Kong ; des Chinois originaires du continent sont pris à partie par les voyageurs parce que leur enfant mange dans la rame, un comportement interdit à Hong-Kong et passible d’une amende. Tout naturellement, les voyageurs et les agents de sécurité venus à la rescousse s’expriment en cantonais, la langue qui est la leur. Comme rien ne ressemble plus à un Chinois de Hong-Kong qu’un Chinois du continent, on ne voit pas pourquoi il en irait autrement ! Devant l’incompréhension des parents, l’agent de sécurité adopte alors le mandarin mais la mère de l’enfant continue, avec une mauvaise foi évidente, à prétendre qu’elle ne comprend pas : “我听不懂”, [wǒ tīng bù dǒng] répète-t-elle (littéralement, « je ne comprends pas ce que j’entends »). Sans doute la prononciation du Hongkongais n’est-elle pas parfaite, mais on entend très distinctement les mots « manger » et « amende ».
C’est pour défendre le comportement des Chinois rappelés aux règles de la civilité hongkongaise que le bouillant universitaire s’exprime à la télévision. D’emblée, il conteste le droit des Hongkongais à s’exprimer en cantonais, même dans la vie quotidienne, avec des arguments hallucinants : il oppose le « putonghua », qui est une véritable « langue », 语言 [yǔyán] au cantonais qui n’est selon lui qu’un « dialecte » : 方言 [fāngyán] ! Imitant alors de manière caricaturale le parler cantonais, comparable aux aboiements des chiens, il file la métaphore animale en déniant toute humanité à ceux qui s’expriment dans cet idiome : “是狗,你们不是人” [shì gǒu, nǐmen bùshi rén] « vous êtes des chiens, vous n’êtes pas des hommes ! Je n’ignore pas que beaucoup de Hongkongais sont des braves gens », concède-t-il pour répondre aux protestations de ceux qui se sont sentis injuriés par ses propos, déjà été publiés, « mais beaucoup d’entre eux sont encore des chiens », martèle-t-il avec une violence inouïe.
Mais les choses n’en restent pas là, car ceux qui s’obstinent à parler leur langue malgré la rétrocession de Hongkong à la Chine en 1997 ont pour ce professeur de Beida, l’une des plus prestigieuses des universités de Pékin, des arrière-pensées politiques : leur attitude est un refus inadmissible de la souveraineté retrouvée de la mère-patrie sur l’île concédée aux Britanniques en 1842. Non seulement les locuteurs cantonais sont donc des sous-hommes, « des chiens » tout court mais ce sont encore, dans la rhétorique héritée du maoïsme, « des raclures de colonie », « des chiens courants de l’impérialisme » ! On comprend alors où le bât blesse le Pékinois. Il est insupportable, pour lui, que les mœurs de ses concitoyens puissent être considérées comme moins « policées » que celles des Chinois de Hongkong, longtemps soumis au joug britannique. Le tonitruant professeur appelle à la rescousse Lu Xun, l’écrivain qui fustigeait les mœurs de la très cosmopolite Shanghai au début du XX° siècle : les Chinois convertis aux mœurs occidentales se moquaient des Chinois authentiques qui ne savaient pas qu’on devait s’arrêter au feu rouge ou qui déféquaient dans les rues ! Ils étaient des « chiens couchants » du colonialisme et les Hongkongais d’aujourd’hui qui osent admonester ceux qui mangent dans le métro sont du même tonneau ; ce sont « les chiens courants » de l’impérialisme : des « chiens couchants » devant les Occidentaux et « des loups devant les Chinois du continent » ! Ils ont une psychologie de 二鬼子 [èr guǐ zi] ! L’expression, qui se réfère à la guerre sino-japonaise, signifie littéralement, « fantômes en second », elle désignait les « collabos des diables japonais », les « traitres » pactisant avec l’ennemi. Et Kong Qingdong enfonce le clou : « il y a encore beaucoup de collabos à Hong-Kong ! Les Hongkongais sont les pires des Chinois ! la plupart d’entre eux sont des voleurs, ils font tout pour extorquer de l’argent, qu’ils soient commerçants ou guides touristiques. C’est pourquoi, vous les hongkongais, vous n’êtes en aucune manière qualifiés pour critiquer la Chine continentale. Je le répète, beaucoup de Hongkongais sont des CHIENS »
La violence de ces propos, incompatibles avec la démarche universitaire, semble gêner la présentatrice…. qui se garde bien de demander à Kong Qingdong s’il faut vraiment déféquer dans la rue, cracher à qui-mieux-mieux ou se curer les oreilles en public pour être digne de la belle civilisation chinoise : elle se contente de conclure par « cela est bien ennuyeux »…
Les témoignages des internautes sont ensuite lus et commentés : ils vantent les performances économiques de la Chine continentale qui feraient pâlir de jalousie les anciens colonisés et le professeur rappelle que les Hongkongais, ne pouvant plus recourir à leur papa anglais, dépendent de la mère patrie, qui leur fournit l’eau, les fruits, le riz, les légumes, pour survivre. Le professeur commentant ces propos ajoute que les Hongkongais, qui ont toujours regardé de haut les Chinois du continent, n’ont aucune morale, qu’ils sont « les moutons noirs de la Chine ». Pour faire bonne mesure, il rebaptise « île puante » Hong-Kong, dont le nom chinois, 香港 [xiānggǎng] signifie « le port aux parfums » et finit par traiter ses habitants de « merde ». Son intervention se termine par une violente diatribe à l’encontre des Hongkongais : « de quoi peuvent-ils donc être si fiers, dit-il, quand 2 millions d’entre eux vivent dans des cages pour animaux de moins de 20 mètres carrés ? » Il est vrai que la surpopulation et la spéculation immobilière ont terriblement renchéri le coût du logement et que les conditions d’existence des pauvres est loin d’être enviable sur l’île mais on ne voit pas que les Chinois du continent traitent mieux les mingongs….
Qu’il soit nécessaire en effet qu’une langue commune soit enseignée sur tout le territoire chinois pour permettre la communication entre tous les Chinois ne peut justifier ni la disqualification de la langue cantonaise ni la déshumanisation des locuteurs de cet idiome. Je rappelle qu’un dialecte est la « forme particulière d'une langue, intermédiaire entre cette langue et le patois, parlée et écrite dans une région d'étendue variable et parfois instable ou confuse, sans le statut culturel ni le plus souvent social de cette langue, à l'intérieur ou en marge de laquelle elle s'est développée sous l'influence de divers facteurs sociaux, politiques, religieux, etc. ». Le cantonais n’est pas un abâtardissement du mandarin, c’est une langue chinoise à part entière, aussi complexe (voire plus complexe) que le mandarin, avec sa grammaire et son système phonologique original (le mandarin ne comporte que 4 tons tandis que le cantonais en comporte 9).
Il y aurait de quoi sourire de l’opposition entre l’irrédentisme des mœurs authentiquement chinoises et la servilité des mœurs hongkongaises si une idéologie violemment nationaliste ne sous-tendait le propos de l’irascible universitaire pékinois. Lui-même sent bien, d’ailleurs, la contradiction interne de son discours, qui pourrait encourager les citoyens de Pékin ou d'ailleurs à se rebeller contre tous les règlements, aussi une seule chose trouve-t-elle grâce à ses yeux dans le système hérité des Britanniques : la force de la loi, comme à Singapour, qui prévoit des amendes très sévères contre tout contrevenant.