Julie Desné Dans Le Point a écrit:Affaire Bo Xilai : pouvoir, corruption et mensonge en République populaire de Chine
Le meurtre d'un Britannique à Chongqing en 2011 a déclenché un gigantesque règlement de comptes entre les maîtres de la Chine. Récit.
John le Carré n'aurait pas fait mieux. Gu Kailai, épouse d'une star montante du Parti communiste (PC) Bo Xilai, empoisonne un ami de longue date, un étranger devenu trop gourmand après des placements d'argent douteux à l'étranger. Le chef de la police et bras droit de son politicien d'époux découvre l'affaire, se met en tête de la dénoncer et, craignant pour sa vie, finit par se réfugier au consulat américain le plus proche, où il lâche toutes ses informations, avant d'être remis aux autorités chinoises. Et comme dans un polar politique bien documenté, il est difficile de tracer la ligne entre fiction et réalité. Car cette rocambolesque affaire de meurtre coïncide étrangement avec la chute de l'ambitieux Bo Xilai, secrétaire général du PC de Chongqing, mégalopole industrielle de trente millions d'habitants, au centre du pays, et prétendant à l'un des neuf sièges du Comité permanent du bureau politique du Parti communiste, véritable cabine de pilotage de la deuxième puissance économique mondiale.
Au cours du dernier acte de cette rocambolesque saga, Gu Kailai a été condamnée le 20 août à la peine de mort avec sursis. Le verdict scelle autant son sort que celui de son mari déchu. Mais c'est bien l'ancienne avocate d'affaires qui a cristallisé l'attention ces dernières semaines avec sa comparution lors d'un procès-éclair, de quelques heures, devant un tribunal de Hefei, capitale provinciale de l'Anhui, à l'ouest de Shanghai. À la fois bien loin de Chongqing et de Pékin. Calme et étonnamment ronde, elle a répondu aux questions de la cour, aux côtés de l'homme de main de la famille, Zhang Xiaojun, accusé, comme elle, de meurtre par empoisonnement de Neil Heywood. Le corps de l'homme d'affaires britannique avait été retrouvé sans vie, sur la moquette épaisse de sa chambre d'hôtel de Chongqing, au coeur du fief de Bo Xilai. Couvert par la police locale, selon les révélations du procès, l'empoisonnement au cyanure n'aurait jamais dû sortir du cadre de la première version officielle rapportée à la famille selon laquelle Neil Heywood, incinéré, avait succombé à une crise cardiaque.
Révélations
C'était sans compter sur l'incorruptible Wang Lijun, bras droit de Bo Xilai et chef de la police de Chongqing au moment des faits. Il mène sa petite enquête personnelle sur la mort du Britannique, qu'il sait proche de la famille Bo, et notamment du fils Bo Guagua parti en Grande-Bretagne, puis aux États-Unis, poursuivre ses études. Le super-flic parvient à prélever in extremis un échantillon de tissu musculaire du défunt qui révèle des traces de cyanure et d'autres substances toxiques. Que s'est-il passé entre le fidèle Wang Lijun et son patron Bo Xilai ? L'histoire ne le dira sans doute jamais, mais un clash entre les deux hommes provoque le premier épisode d'un feuilleton qui a ébranlé le Parti communiste chinois ces derniers mois.
Le policier quitte précipitamment la ville de Chongqing dans l'intention de regagner le consulat britannique de Chengdu à quelque 300 kilomètres de là. Il est finalement reçu au consulat des États-Unis de la capitale du Sichuan, dans le centre du pays, et passe sa nuit à déverser son sac et tout ce qu'il compte de détails croustillants sur la gestion d'une des villes de premier plan en Chine et sa gestion douteuse par un homme, pourtant en vue sur la scène politique. Les diplomates américains, abasourdis, ne veulent cependant pas s'encombrer d'un cas diplomatiquement sensible. Remis aux autorités chinoises, Wang Lijun disparaît de la circulation. Son procès se serait tenu en grand secret à Chengdu quelques jours après celui de Gu Kailai.
La résistible ascension de Bo Xilai
L'épouse de Bo Xilai reste finalement la seule personne de ce scandale politico-judiciaire à prendre la lumière. À croire qu'en Chine il faut toujours "chercher la femme". Gu Kailai n'est pas la première "femme de" à payer cher les inimitiés de sa moitié. Jiang Qing, la veuve de Mao, avait dû répondre de la tragédie de la Révolution culturelle, au cours d'un procès intenté quatre ans après la mort du Grand Timonier. L'impératrice douairière Cixi est souvent présentée comme la responsable de la chute de la dynastie Qing. Dans l'affaire de Bo Xilai, les médias officiels ont volontiers esquissé le portrait d'une femme-dragon qui oeuvrait dans l'ombre de son charismatique mari.
Les médias occidentaux, eux, n'ont pas hésité à faire du clan Bo-Gu le pendant chinois de la dynastie Kennedy, avec son glamour, ses succès et ses drames. Pourtant, l'histoire de cette famille de l'"aristocratie rouge" est on ne peut plus chinoise. Fils de Bo Yibo, un des "immortels", fondateurs de la République populaire de Chine aux côtés de Mao, le petit Xilai passe son enfance à jouer dans les couloirs du pouvoir avec les enfants de l'élite communiste. Encore adolescent, il subit de plein fouet la Révolution culturelle, qui commence en 1966. Sa mère meurt en détention et son père passe plusieurs années à l'ombre d'une cellule. Bo Xilai, lui-même, s'enrôle comme garde rouge, mais finit par être arrêté pour ses ascendances "réactionnaires". La période est tout aussi traumatisante pour Gu Kailai, qui, entre sept et dix-sept ans, voit son père, général de l'Armée populaire de libération, et sa mère jetés en prison, alors que ses quatre soeurs sont envoyées à la campagne.
De retour en grâce avec l'arrivée de Deng Xiaoping au pouvoir, le clan Bo reprend ses droits. Et le patriarche s'attelle à l'ascension politique de son rejeton, Xilai. Diplômé de journalisme, le fils manie les médias comme personne. Une compétence qui tranche dans une Chine où le pouvoir aime rester secret et les dirigeants discrets. Il a, pour ses rêves de grandeur, le soutien de sa femme, devenue brillante avocate d'affaires, qui met entre parenthèses sa carrière en 2001 pour se consacrer à l'éducation de leur fils et laisser le champ libre à son insatiable époux.
Liturgie
Mais l'ego surdimensionné de ce dernier en agace plus d'un. Décrit comme affable, brillant, mais aussi parfois tyrannique selon les interlocuteurs, le cadre du Parti se sent tout à fait capable de prendre les rênes de la République populaire. Est-ce pour cela qu'il met sur écoutes, entre autres dignitaires, le numéro un du régime, Hu Jintao ? En tout cas, ce crime de lèse-majesté a peut-être contribué à la chute du "baron rouge" de Chongqing. D'autant que, au sein du Parti, personne ne manque d'ennemis à la veille d'une transition politique délicate pour un régime qui vénère la stabilité. "Toute cette affaire est avant tout liée à la période de tractations en cours à quelques mois du 18e Congrès", souligne Joseph Cheng, professeur de sciences politiques à la City University of Hong Kong, pour qui le procès de Gu Kailai montre qu'"un accord a été conclu [entre les factions du Parti communiste] pour laisser Bo hors de la procédure pénale. Lui sera sanctionné dans le cadre strict de la commission disciplinaire du Parti". Une autre façon de laver son linge sale en famille, puisque rien ne filtre de ce type de procédure interne.
L'affaire criminelle cherchait à détourner l'attention. "La procédure relevait davantage de la cérémonie rituelle. [...] Toutes les cérémonies requièrent une liturgie, et dans le cas du procès de Gu Kailai, chacun a dûment rempli ses devoirs liturgiques", note Flora Sapio, de la Chinese University of Hong Kong et auteur de Pouvoir souverain et droit en Chine (Sovereign Power and the Law in China). De quoi s'assurer que les sujets qui fâchent ne passeront pas les portes de Zhongnanhai, la résidence des hauts cadres du Parti à deux pas de Tian'anmen. Notamment celui de l'enrichissement du couple déchu. Bo Xilai aurait touché au moins cent millions d'euros de pots-de-vin, selon les informations du quotidien japonais Yomiuri, qui citait en avril une source interne au Parti. C'est sans doute beaucoup plus et, surtout, une infime partie des milliards placés à l'étranger par les officiels chinois. L'an dernier, un rapport adressé à la banque centrale chinoise estimait qu'entre 1990 et 2008 123 milliards de dollars avaient ainsi été investis hors de Chine par des responsables politiques ou des cadres d'entreprise publique. "Les crimes économiques [de Gu et Bo] resteront confidentiels. La publicité autour des milliards probablement blanchis serait trop dommageable pour le Parti", note Joseph Cheng. "La corruption est mentionnée dans un post sur trois sur les micro-blogs chinois", renchérit Renaud de Spens, spécialiste du Web en Chine.
Inachevé
Le procès terminé, le rideau est maintenant retombé. L'épouse accablée, qui risque la peine de mort, devrait bénéficier de la clémence des juges, qui ont souligné le côté émotionnel d'une femme "inquiète pour la sécurité de son fils" à la suite d'une dispute avec Neil Heywood. Selon la version officielle du moins. Le Parti emportera dans les couloirs feutrés du pouvoir les vrais détails de cette rocambolesque affaire, dont chaque épisode prête à interrogations. "L'équipe dirigeante sortante va porter ce fiasco", analyse Renaud de Spens, qui estime que pour l'opinion publique chinoise "la désillusion est totale". Après avoir abondamment suivi les premiers épisodes de la saga Bo, la Toile chinoise et son fer de lance Sina Weibo, le Twitter chinois aux 300 millions de micro-blogueurs, se désintéressent désormais d'une affaire prestement récupérée par le pouvoir. "Au lieu de faire un procès transparent, les internautes ont vu une affaire traitée comme à l'époque de la Révolution culturelle", résume Renaud de Spens. De quoi creuser toujours davantage le fossé entre une jeune génération de mieux en mieux informée et des cadres dirigeants qui continuent de cultiver l'opacité.